La toile que nous voulons – Bernard Stiegler, Evgeny Morozov, Julian Assange, Dominique Cardon

 

 

La Toile que nous voulons

le web néguentropique

Auteurs : Bernard Stiegler, Julian Assange, Paul Jorion, Dominique Cardon, Evgeny Morozov, François Bon

 

Broché : 256 pages
Éditeur : FYP Éditions
Collection du Nouveau Monde Industriel

Prix public TTC : 21 euros
EAN 13 : 978-2-36405-147-8

 

 

 

 

 

 

 

 

Depuis son origine, et sous la pression d’un secteur économique désormais hégémonique, le web a évolué en un sens qui l’a profondément dénaturé, au point d’en faire un instrument d’hypercontrôle et d’imposition d’une gouvernance purement computationnelle de toutes choses. Privilégiant à outrance l’automatisation mise au service de modèles économiques devenus la plupart du temps ravageurs pour les structures sociales, cette évolution a affaibli toujours plus gravement les conditions d’une pratique réflexive, délibérative, outre les aspects révélés par Edward Snowden. Cet ouvrage présente les principaux aspects théoriques et pratiques d’une refondation indispensable du web, dans lequel et par lequel aujourd’hui nous vivons. L’automatisation du web ne peut être bénéfique que si elle permet d’organiser des plateformes contributives et des processus délibératifs, notamment à travers la conception d’un nouveau type de réseaux sociaux. Bernard Stiegler, Julian Assange, Paul Jorion, Dominique Cardon, Evgeny Morozov, François BonThomas Bern, Bruno Teboul, Ariel Kyrou, Yuk Hui, Harry Halpin, Pierre Guéhénneux, David Berry, Christian Claude, Giuseppe Longo, balayent les aspects et les enjeux économiques, politiques, militaires et épistémologiques de cette rénovation nécessaire et avance des hypothèses pour l’élaboration d’un avenir meilleur.

 

 

 

 

 

 

 

 

Philosophe, directeur de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) du Centre Georges-Pompidou, Bernard Stiegler est aussi président de l’association Ars Industrialis et professeur associé à l’Université de technologie de Compiègne. Il a été visiting professor des universités de Northwestern, Chicago, de Cambridge et du Goldsmiths College en Grande-Bretagne, de l’École polytechnique fédérale de Zurich, Suisse, et de l’université de Lüneburg, Allemagne. Il est actuellement visiting professor  à Brown University, États-Unis, et à l’université de Nanjing, en Chine. Il donne également un cours et un séminaire en ligne sur le site Pharmakon.fr qu’il a créé en 2010 avec Ars Industrialis. Il a écrit de nombreux livres.

 

Avec les contributions de : Bernard Stiegler, Julian Assange, Paul Jorion, Dominique Cardon, Evgeny Morozov, François BonThomas Bern, Bruno Teboul, Ariel Kyrou, Yuk Hui, Harry Halpin, Pierre Guéhénneux, David Berry, Christian Claude, Giuseppe Longo

 

Sommaire :

1— Bernard Stiegler Ce que nous entendons par web néguentropique
2— Dominique Cardon Le web que nous voulons en huit propositions
3— Evgeny Morozov Émergence d’un État-providence néolibéral
4— Paul Jorion La mise à l’écart de l’homme par la machine est-elle irréversible ? 5— Thomas Berns Sortir de la répétition de la gouvernementalité algorithmique
6— David Berry Théorie critique des algorithmes
7— Cristian S. Calude, Giuseppe Longo Le déluge des corrélations fallacieuses dans le big data
8— Bruno Teboul, Ariel Kyrou Pour une contre-université du numérique
9— Yuk Hui Le concept de groupe dans les réseaux sociaux
10— Harry Halpin Le web qui vient : de la NSA à l’intelligence collective
11— Pierre Guéhenneux Le BTP du futur, accélérateur du nouveau monde industriel européen
12— Dialogue avec Julian Assange
13— Contribution littéraire de François Bon

 

Extrait :

Le web que nous voulons en 8 propositions Dominique Cardon

Les analyses portant sur le rôle des technologies numériques sur nos sociétés présentent des contrastes de plus en plus accusés. La massification des pratiques numériques, la marchandisation publicitaire d’une partie du web, le développement de nouveaux empires économiques et la généralisation des pratiques de surveillance ont contribué à un renversement de perspective dans l’espace intellectuel qui réanime de nombreuses figures de la critique des médias traditionnels. Cette communication propose d’interroger les prises normatives qui sont disponibles pour critiquer les technologies de cadrage calculatoire qui s’exercent aujourd’hui sur la conduite des internautes. Peuvent-elles simplement être formulées dans le langage du contrôle et de la surveillance comme y invitent beaucoup de discours critiques contemporains ? C’est autour de cette dernière question que l’on souhaite proposer une réflexion invitant à trouver des appuis critiques sans pour autant réanimer certaines figures anciennes du pouvoir et de la domination qui entrent en contradiction flagrante avec la réalité des pratiques des internautes. * Alors que le web des pionniers a très tôt été associé à un ensemble de constructions intellectuelles valorisant positivement l’accès aux connaissances, la production de biens communs, l’enrichissement des identités individuelles et l’élargissement de l’espace public, la grande transformation numérique de nos sociétés fait aujourd’hui l’objet de discours aux tonalités beaucoup plus négatives. Par un brusque renversement dont le monde intellectuel a le secret, le web doit désormais être critiqué : massifiés, marchandisés, surveillés et manipulés par les algorithmes, les mondes numériques sont devenus un sujet d’inquiétude, un système de contrôle des conduites, un vecteur de pathologies et une source de profit. Le vocabulaire mobilisé dans ces discours aux accents négatifs renoue avec les schèmes globaux et totalisants de l’analyse critique des médias qui s’étaient construits en opposition aux formes d’hégémonie s’exerçant dans l’espace public traditionnel1. En faisant de l’intérêt économique l’explication princeps de tous les processus de contrôle qui s’exercent sur la production et la circulation des informations, il n’y aurait pas de raison de construire différemment la critique s’opposant aux nouveaux acteurs du web de celle visant le pouvoir d’influence, de censure et d’aliénation des médias traditionnels. On voudrait suggérer que s’il faut porter un regard critique sur les nouvelles réalités numériques, il est peu judicieux de le faire dans le vocabulaire de la contrainte, de l’aliénation ou de la domination. Il est frappant d’observer à quel point, il est difficile de faire partager aux internautes l’idée contre-intuitive que, sur le web, ils seraient contraints, domestiqués ou enfermés. Alors que l’accès aux informations et aux connaissances a connu une ouverture massive, alors que les capacités expressives ne cessent de se déployer sur la toile, alors que les possibilités d’interagir, de discuter et de commenter avec des personnes distantes se sont largement répandues, il est peu adéquat d’utiliser un ensemble de concepts qui a été construit dans un univers de rareté. Le vocabulaire de la censure, de la déformation, de la tromperie, de la manipulation, de l’injonction ou de la programmation des subjectivités, etc., porte sur une réalité nouvelle un diagnostic critique qui a été inventé à propos d’une réalité ancienne. Il rate sa cible en proposant un diagnostic si contre-intuitif qu’il est à la fois assez improbable et très inefficace .
Le type de gouvernementalité qu’imposent les technologies numériques aujourd’hui ne se laisse plus décrire dans le langage du couple contrôle/discipline, mais dans un autre format qu’il faudrait appeler environnement/utilité. C’est ce déplacement qu’avait opéré Michel Foucault à l’égard de ses propres travaux dans son analyse du néolibéralisme3. Les formes prises par la gouvernementalité néolibérale, cette nouvelle « conduite des conduites », s’appuient sur la liberté : il n’est pas nécessaire de chercher le pouvoir dans la contrainte et l’aliénation à l’intérieur du sujet, ce nouveau type d’exercice du pouvoir a pour corrélat la liberté des individus. « Comment ne pas être trop gouvernés ? » demandait Michel Foucault. La réponse du capitalisme digital est d’installer une architecture de choix pour les ingouvernables, un espace d’opportunités permettant à chacun d’explorer de nouvelles possibilités d’activités sans que celles-ci soient prescrites, disciplinées ou commandées. Comme le soulignait Michel Foucault, ce qui définit cette forme de gouvernementalité par l’environnement, c’est que la seule caractéristique du point de contact entre les motivations des individus et l’architecture dans laquelle ils les déploient est un rapport d’utilité. « Ce qui apparaît dans le néolibéralisme, écrit Michel Foucault, ce n’est pas du tout l’idéal ou le projet d’une société exhaustivement disciplinaire dans laquelle le réseau légal, enserrant les individus, serait relayé et prolongé de l’intérieur par des mécanismes, disons, normatifs. […] On a, au contraire […] l’image ou l’idée ou le thème-programme d’une société dans laquelle il y aurait une optimisation des systèmes de différence, dans laquelle le champ serait laissé libre aux processus oscillatoires, dans laquelle il y aurait une tolérance accordée aux individus, aux pratiques minoritaires, dans laquelle il y aurait une action non pas sur les joueurs du jeu, mais sur les règles du jeu, et enfin dans laquelle il y aurait une intervention qui ne serait pas du type de l’assujettissement interne des individus, mais une intervention de type environnementale4. » Si, face aux discours surplombants, généralisants et peu documentés, du grand panoptique contraignant, nous essayons de tirer toutes les conséquences du constat que le nouveau régime numérique opère sous la forme environnement/utilité plutôt que sous une forme contrôle/surveillance, il me semble que, animé par une même ambition critique, il est possible de faire un diagnostic et des propositions non pas plus réalistes, mais plus efficaces, pour rencontrer les pratiques effectives des internautes. Je vais m’y essayer en faisant huit suggestions relatives aux formes calculatoires du web, puisque celles-ci constituent un exemple de ce que Michel Foucault appelait une « intervention de type environnementale » sur les activités des internautes. Les quatre premières notations essayent de qualifier les transformations actuelles de l’architecture du web ; les quatre dernières sont des propositions de design algorithmique qui sont débattues depuis longtemps, mais que nous avons du mal à mettre en oeuvre.

1— Nous avons besoin d’algorithmes
Le premier constat est qu’il est peu utile de lancer une grande mobilisation frontale contre les algorithmes en leur opposant la subtilité sage, originale et désintéressée des humains. Nous avons besoin des technologies cognitives du web, même lorsque celles-ci sont calculatoires. Sans doute, d’ailleurs, a-t-on du mal à imaginer ce que serait le web débarrassé de son architecture algorithmique : un immense capharnaüm qui ne ressemblerait en rien à la « rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection » (Lautréamont), comme l’assurent ceux qui chérissent le hasard sans beaucoup le pratiquer. À plat, le web est un chaos, un amas incohérent, sans poésie ni heureuse surprise. C’est accorder une confiance démesurée à la capacité de synthèse et de mise en intelligibilité des internautes que de penser qu’il vaudrait mieux ne rien classer, ne pas hiérarchiser, laisser faire le tirage aléatoire pour libérer nos capacités cognitives des griffes des calculateurs. La force du web tient à la qualité des assemblages sociotechniques que nous formons avec lui, et il serait ruineux de réinternaliser ce que nous avons délégué aux artefacts ou de renégocier les compétences respectives qu’humains et artefacts ont associées5. Qui voudrait, par exemple, refaire à la main l’annuaire du web de Yahoo! ? La question qui se pose n’est donc pas celle du refus frontal des artefacts calculatoires, mais une interrogation critique sur la manière dont ils produisent l’environnement dans lequel les internautes naviguent, perçoivent la valeur des informations et se représentent le monde social. Ce qui devrait être pensé, critiqué et reconstruit, c’est d’une certaine manière le contrat social passé entre les internautes et les calculateurs. Et sans doute est-il important de commencer par expliciter, en les rendant publiques et partageables, les règles d’un contrat que la force, la ruse et l’intérêt ont aujourd’hui transformé en état de fait aussi secret qu’indiscutable.