Le désenchantement de l’internet. Fake news, désinformation, rumeur et propagande
Le désenchantement de l’internet. rumeur, propagande et désinformation. De romain Badouard
L’ouvrage de référence sur les fake news et la désinformation
Internet est-il devenu l’ennemi de la démocratie ?
Rumeur, fake news, harcèlement, propagande, surveillance généralisée…, le débat public en ligne s’est transformé en véritable champ de bataille. Pourtant, il y a encore une dizaine d’années, on louait l’exemplarité de l’internet comme étant l’outil d’un renouveau démocratique. Comment expliquer ce retournement ?
Cet ouvrage propose une synthèse claire et pédagogique sur les enjeux politiques de l’internet. L’auteur montre que le pouvoir se loge au coeur même des technologies. Internet porte en lui un modèle communautariste qui favorise les clivages. Dans cet univers profondément conflictuel,l’enjeu n’est plus d’échanger, mais d’occuper l’espace. La dérégulation généralisée du marché de l’information fait peser de sérieuses menaces sur l’exercice de la liberté d’expression.
C’est la défense de l’internet comme bien commun qui est en train de se jouer aujourd’hui. Et parce que le numérique est l’affaire de tous, c’est aussi l’avenir de nos démocrates dont il est question.
Broché 180 pages
Collection QS
ISBN ISBN 978-2-36405-157-7
Prix public TTC 19 €
Romain Badouard est essayiste, maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise et chercheur au sein du laboratoire Agora. Ses recherches portent sur les mouvements d’opinion et les mobilisations politiques en ligne. Il est corédacteur en chef de Participations, la revue de sciences sociales sur la démocratie et la citoyenneté.
Sommaire :
Introduction Le désenchantement numérique
Le projet politique de l’internet
Désinformation et auto-conviction
Chapitre I– La propagande intérieure
De l’émancipation politique à l’enfermement idéologique
Les bulles de filtrage Les fake news Une nouvelle guerre de l’information
Chapitre II– La brutalisation du débat
La mise en cause de l’anonymat
La qualité du débat en ligne
La censure des foules
Les tiers espaces
Chapitre III– Nouvelles voix, nouvelles muselières
L’idéologie « libérale-libertaire »
La voix des sans voix
Le pluralisme de l’information en ligne
La bataille de la visibilité
Chapitre IV– Clique toujours
La logique du nombre
Big data et « solutionnisme technologique »
« Exclusions 2.0 »
De la « démocratie électronique » aux « civic techs »
Chapitre V– Reprendre possession de l’internet
Le pouvoir du design
La privatisation de l’internet
La société civile impuissante
La lutte par la technologie
Extrait de l’introduction :
En ce jour de mai 2013, lorsque Edward Snowden quitte son bureau de chez Booz Allen & Hamilton avec en poche une clé USB contenant des données ultra-confidentielles, le jeune homme de vingt-neuf ans sait déjà que les informations qu’il s’apprête à révéler vont changer le cours de l’histoire. Depuis qu’il a démissionné de la CIA en 2009 pour rejoindre Dell, l’informaticien n’a qu’une idée en tête : rassembler les preuves d’une surveillance généralisée et systématique de toutes les communications sur internet par la National Security Agency (NSA) — un scandale dont il est témoin au quotidien. C’est pour cette raison que Snowden se porte candidat à un poste chez Booz Allen & Hamilton, à Hawaï, début 2013. En tant qu’« analyste infrastructure » dans la plus grande entreprise privée du secteur de la défense, il aura accès aux données brutes de la NSA. Les documents qu’il accumule au fil des semaines sont saisissants. Non seulement l’agence se livre à une captation de masse des données personnelles des citoyens avec le programme PRISM, mais les géants de la Silicon Valley, comme Google ou Facebook, si prompts à protéger les libertés individuelles dans leurs discours, collaborent en lui donnant accès à leurs serveurs. Lorsque le journaliste Glenn Greenwald rencontre Snowden à Hong Kong, où ce dernier s’est réfugié en juin 2013, il l’interroge sur ses motivations. La révélation de ces informations sensibles ne manquera pas de bouleverser sa vie. Traqué par le gouvernement américain, il ne pourra vraisemblablement jamais remettre les pieds dans son pays natal, à moins de passer le restant de ses jours derrière des barreaux. Greenwald s’étonne qu’un homme puisse prendre autant de risques sans rien avoir à gagner en retour, si ce n’est la satisfaction d’oeuvrer pour l’intérêt général. « Je me suis souvenu de ce qu’était internet avant les écoutes », lui répond Snowden, « il n’y avait pas d’équivalent dans l’histoire de l’humanité. N’importe où, des enfants pouvaient discuter d’égal à égal avec des experts à l’autre bout du monde, de n’importe quel sujet et à tout moment, de manière totalement libre et en étant assurés que l’on respecte leurs idées […] Aujourd’hui, les gens s’autocensurent et plaisantent même de finir “sur la liste” lorsqu’ils se donnent à une cause politique ou interviennent sur un forum. Les gens s’attendent à être surveillés. Beaucoup font attention à ce qu’ils tapent dans leur moteur de recherche, car ça laisse des traces. Tout cela restreint les limites de leur exploration intellectuelle. Je préfère risquer l’emprisonnement ou toute autre conséquence négative que risquer que l’on limite ma liberté intellectuelle et celle des gens autour de moi. »
Edward Snowden est né en 1983. Il a été enfant dans un monde sans internet, adolescent à l’arrivée des connexions bas débit dans les foyers et était déjà adulte quand sont apparus les premiers réseaux sociaux. Passionné d’informatique, il a goûté aux espoirs qu’ont fait naître ces nouvelles technologies : la libre circulation des connaissances, l’intelligence collective, l’autogestion des communautés, le renforcement du pouvoir d’agir des citoyens et la transparence des institutions. Transformer internet en un outil de surveillance de masse revenait à faire d’un « mai 68 numérique » un « grille-pain fasciste », pour reprendre l’expression de la journaliste Titiou Lecoq. D’un réseau ouvert et décentralisé, il était devenu un système fermé et autoritaire. Face au désenchantement généralisé qu’a suscité la révélation du programme PRISM, la chroniqueuse chez Slate assurait que ce n’étaient pas « les défenseurs du net qui avaient changé de camp, mais internet lui-même ». L’affaire Snowden marque ainsi un tournant historique dans notre rapport au numérique, celui de la grande désillusion. Sous son emprise, le débat public serait victime d’un abêtissement collectif et d’une brutalisation généralisée. Pas un jour ne passe, depuis, sans que l’on parle dans les médias du harcèlement sur les réseaux sociaux, de la marchandisation de nos données personnelles à des fins de contrôle des populations, de la propagande politique en ligne, des théories du complot, des discours de haine et, plus récemment, de l’embrigadement djihadiste, des bulles idéologiques et des fake news.
Le désenchantement numérique
Internet semble s’être mué en véritable champ de bataille. Pour celui ou celle qui s’y informe, il faudra contourner les algorithmes de recommandation, esquiver les attaques de la « fachosphère » ou des « social justice warriors », déjouer les ruses des moteurs de recherche, se soustraire aux promesses du big data prédictif, se tenir à distance des robots et des organisations qui inondent les réseaux de contenus factices et se méfier des grandes firmes qui entendent réguler les contenus au nom des libertés individuelles. Sur le marché dérégulé de l’information en ligne, le pouvoir a changé de mains. Des lois d’un nouveau genre ont remplacé les juridictions étatiques et de véritables seigneuries ont été érigées sur les cendres des anciens garde-fous. Pour autant, internet n’a jamais été un terrain pacifié, un espace de débat idéal où prenaient place des discussions constructives. La vision d’une technologie au service exclusif de la démocratie et de l’émancipation des citoyens relève autant d’un fantasme collectif que d’une réalité historique. Comment dès lors expliquer cette défiance grandissante vis-à-vis de son rôle dans la vie publique aujourd’hui ? Les promesses et les déceptions quant à son potentiel transformatif ne sont en fait que les deux facettes d’une même pièce. Côté pile, internet est un réseau de communication décentralisé, ce qui implique que l’on ne puisse pas filtrer les contenus qui y circulent à partir de postes de contrôle. L’expression y est donc libre. Chaque noeud du réseau, c’est-à-dire chaque ordinateur, tablette ou téléphone connecté, peut par ailleurs être à la fois un pôle de production, de réception et de relais d’informations. Cette particularité induit un changement radical dans l’histoire des médias : chaque individu se voit offrir l’opportunité de publier. Côté face, cette prolifération des prises de parole ne va pas sans écueils. Sur le web, de nouvelles formes de discussions publiques ont pris place et les internautes s’expriment selon leurs propres codes. La « libération des subjectivités2 » qui caractérise ces pratiques d’échange se fait parfois de façon brutale, sectaire, conflictuelle ou malveillante. L’irruption des « sans voix » n’est pas toujours agréable à écouter et les réactionnaires, les extrémistes, les misogynes, les fascistes, les complotistes, les racistes, les manipulateurs et les homophobes bénéficient, eux aussi, de la chute des barrières à l’entrée. L’architecture technique du réseau et ses spécificités ont marqué leur empreinte sur la culture politique qui y est née. Le débat en ligne a ainsi pour première caractéristique l’absence de gatekeepers. Ces « gardiens » que sont les journalistes, les producteurs et les éditeurs choisissaient, à l’époque des médias de masse, les contenus qui méritaient d’être portés à la connaissance des citoyens. Les journalistes, par exemple, décident de qui ils invitent dans leurs émissions, à qui ils tendent leurs micros, de qui ils parlent dans leurs articles et statuent, de fait, sur la légitimité des acteurs de la société civile à prendre la parole. Ceux qui ne sont pas des interlocuteurs pertinents à leurs yeux se voient privés de tribune et se retrouvent relégués aux marges de l’espace public. Ce travail de sélection « manuelle » est rendu obsolète par l’essor de l’internet, puisque tout le monde peut y publier sans filtre. Pour autant, si les gatekeepers habituels y ont disparu, la fonction de filtrage elle-même s’est maintenue et de nouvelles formes de hiérarchie ont remplacé les anciennes. Simplement, celle-ci n’incombe plus à des professionnels, mais aux robots des moteurs de recherche qui trient les sites en fonction de critères qui leur sont propres. Le pouvoir de ces nouveaux acteurs est colossal, puisque ceux-ci déterminent les informations qui seront visibles des internautes et celles qui seront reléguées dans les limbes du web. Je reviendrai en détail sur cette bataille de la visibilité dans le troisième chapitre. La deuxième caractéristique du débat en ligne découle elle aussi, directement, de l’architecture du réseau et a trait à l’égalité inconditionnelle des individus dans la discussion. Techniquement parlant, tous les internautes sont « au même niveau » quand ils échangent des informations. Cette horizontalité s’est traduite sur le plan culturel par le principe qui veut que tous les interlocuteurs disposent des mêmes conditions de prise de parole et d’écoute. Sur un plateau de télévision, à l’inverse, le poids d’un argument sera toujours évalué à l’aune du statut de celui qui l’exprime. L’avis d’un expert y aura plus de portée que celui d’un citoyen ordinaire. Sur internet, ce principe d’équivalence entre le statut d’une personne et la pertinence de ses propos n’a pas cours. Au sein de certaines communautés en ligne, par exemple, il est interdit aux membres qui débattent de mentionner leur profession comme argument d’autorité, sous peine d’être exclus des fils de discussion. Professeurs et élèves, médecins et patients, experts et novices se retrouvent tous au même niveau. Là aussi, des mécanismes d’un nouveau genre prennent le relais pour produire des hiérarchies inédites. Sur les réseaux sociaux, les internautes disposent d’une force de frappe très inégale en fonction de leur nombre de followers ou d’« amis ». Ces indicateurs de notoriété, qui ne sont rien d’autre que l’application des principes de l’économie de l’audience aux individus, se substituent aux arguments d’autorité et constituent les principaux leviers qui permettent à un internaute de se faire entendre.
Le projet politique de l’internet
En ligne comme hors ligne, les technologies ne sont jamais neutres : elles portent en elles des projets politiques et des modèles de société. Internet ne fait pas exception et le programme incorporé dans son architecture est celui du pluralisme radical. À l’échelle du réseau, chaque individu connecté peut prendre la parole pour dire ce qu’il veut, comme il l’entend, sans avoir peur de voir ses propos filtrés. La possibilité pour tous de s’exprimer sur tout n’est pas simplement réalisable en ligne, elle est légitime et considérée comme constitutive de la culture de débat qui y a pris corps. Cette liberté dépasse aujourd’hui largement la diversité des opinions et a introduit dans l’espace public un pluralisme des « modes d’existence3 ». Cette notion désigne la manière dont, au sein d’une société, les individus et les groupes sociaux épousent des systèmes de valeurs différents. Nous ne partageons pas tous les mêmes expériences, ni les mêmes principes moraux, ni les mêmes postulats intellectuels. Ces divergences sont essentielles, car elles signifient que nous n’avons jamais vraiment la même perception de ce qui peut être considéré comme « bon », « juste » ou « souhaitable ».
Ces dissonances ont toujours existé, mais elles étaient à l’époque des médias de masse cantonnées à la sphère privée et étaient gommées dans le débat public par le principe de majorité. L’opinion du plus grand nombre constituait en effet le mètre étalon à partir duquel était évaluée la pertinence des points de vue minoritaires. Dans l’espace pluraliste que dessine internet, les « modes d’existence » s’épanouissent librement et les conflits de valeurs éclatent au grand jour. Ainsi, internet n’a pas rendu les gens plus agressifs, moins intelligents ou moins tolérants, il nous a simplement révélé la diversité des façons de donner du sens au monde qui coexistent au sein de la société et les frictions qui peuvent naître de leur confrontation. Le modèle du pluralisme radical n’est pas pour autant le seul en vigueur sur internet. D’autres couches technologiques se superposent à son architecture, comme le web et les réseaux sociaux, qui portent en elles des projets politiques différents pouvant être en contradiction avec ses valeurs. Le web par exemple est un espace extrêmement hiérarchisé. Si au quotidien nous avons tendance à confondre les termes « internet » et « web », ils désignent pourtant des réalités technologiques très différentes. Internet est le réseau de communication physique (composé de câbles, de serveurs et d’ordinateurs) sur lequel est hébergé le web, une application documentaire composée de pages reliées entre elles par des liens hypertextes, à laquelle on accède à travers un navigateur. Sur le web, les liens sont distribués de façon très inégalitaire. Comme ceux-ci sont la matière première à partir de laquelle les moteurs de recherche classent les informations (les sites qui reçoivent le plus de liens venant d’autres sites sont considérés comme plus importants), cette répartition inégalitaire a un impact direct sur la visibilité des prises de parole en ligne. L’architecture de l’internet incarne certes une forme de pluralisme radical, mais celle du web s’apparente, quant à elle, à une démocratie élitiste et censitaire4. À ces deux couches s’ajoute celle des réseaux sociaux. Facebook, YouTube et Twitter ont pris, ces dernières années, une telle place dans le paysage médiatique qu’ils ont modifié en profondeur notre rapport à l’information. En devenant, à la fois, une des portes principales des internautes vers l’actualité politique et le lieu où se déroulent nos conversations quotidiennes, ils représentent les principales arènes du débat public en ligne. Leur caractéristique est d’avoir fait tomber la frontière qui séparait habituellement les sphères publique et privée5. À l’ère des médias de masse, les individus entretenaient des relations personnelles au sein desquelles ils exprimaient leurs préoccupations quotidiennes et se transformaient en citoyens lorsqu’ils se mobilisaient sur des sujets d’intérêt général. Aujourd’hui, cette distinction n’existe plus. Sur les réseaux sociaux, en effet, une opinion personnelle ou un témoignage peuvent facilement se transformer en controverse ouverte et, inversement, les sujets de société y sont « personnalisés » en fonction des expériences et des intérêts de chacun. Lorsque nous publions sur Facebook, par exemple, nous pouvons associer à un article de presse un avis, des statistiques qui représentent les réactions de nos contacts à cette information (les likes, les commentaires, les partages) et un fil de messages où s’engage une discussion publique.
Les réseaux sociaux apportent ainsi une troisième caractéristique à la culture de débat en ligne : ancrer nos modes d’expression et de participation politiques dans notre tissu relationnel du quotidien. Par ailleurs, lorsque nous diffusons une information sur ces plateformes, nous ne faisons pas que la relayer, nous adoptons également une attitude vis-à-vis d’elle. Cette attitude est explicite lorsque nous écrivons un statut pour l’accompagner, ou implicite quand elle s’inscrit dans un flux de publications qui en dit long sur nos centres d’intérêt et nos préférences. Ce que nous partageons contribue à la construction de notre identité numérique. Sur les réseaux sociaux, publier une information vise autant à la porter à la connaissance d’un cercle de contacts qu’à obtenir une reconnaissance de sa part. Poster des contenus sert alors à affirmer notre appartenance à une communauté d’idées, de valeurs ou de pratiques. La dimension identitaire du partage, qui constitue la quatrième caractéristique du débat en ligne, est d’autant plus importante qu’elle joue un rôle majeur dans la controverse qui entoure les fake news aujourd’hui. La dissémination des rumeurs sur internet a pris une telle ampleur ces dernières années qu’elle est devenue — j’y reviendrai dans le premier chapitre — un véritable problème de société. Une récente étude américaine a montré que la crédibilité accordée à une information sur le web était moins liée à la fiabilité de sa source (le média qui l’avait produite) qu’à la personne qui l’avait relayée. Autrement dit, les internautes croient les contenus qui sont partagés par des personnes qu’ils suivent au quotidien davantage que ceux qui sont publiés par des sites qu’ils considèrent comme crédibles, redessinant ainsi les circuits de la confiance politique. Conversations du quotidien, relations personnelles et constructions identitaires, le modèle politique porté par les réseaux sociaux est celui de la « démocratie comme mode de vie ». Le « gouvernement du peuple par le peuple » ne repose pas uniquement sur une délégation du pouvoir politique à des représentants. Il peut aussi être considéré comme une méthode pour organiser la vie en commun. Selon cette conception, est démocratique une société qui place en son coeur l’égalité absolue de tous les individus à exprimer leur avis quant aux prises de décisions qui les concernent7. Elle implique aussi une certaine vision de la citoyenneté, non comme une expérience ponctuelle et cérémonieuse, mais comme une habitude du quotidien à la fois banale et familière. À ce titre, les applications push button qui permettent en un clic d’exprimer un avis, d’indiquer des préférences ou de soutenir une prise de position intègrent cette conception de pratiques politiques souples et flexibles. Les likes sur Facebook, les retweets sur Twitter ou les signatures sur les plateformes de pétitions correspondent à des formes de participation très peu contraignantes. Pour leurs détracteurs, elles sont le signe d’un dévoiement de l’engagement politique au profit d’un activisme paresseux et égocentré. Ces outils sont également devenus les armes avec lesquelles se livrent un certain nombre de batailles de l’opinion et intègrent pleinement la « démocratie comme mode de vie » des réseaux sociaux. Ils constituent la cinquième caractéristique du débat en ligne et seront l’objet de l’avant-dernier chapitre.
Désinformation et auto-conviction
Si internet a indéniablement engendré une dérégulation du marché de l’information qui s’est traduite par une surabondance des sources disponibles dans l’espace public, le web a, de son côté, vu éclore des mécanismes permettant de hiérarchiser ces sources et de les personnaliser. Ces dernières années, c’est l’automatisation de ces formes de filtrage qui a suscité de nombreuses controverses. Dans le cas de la campagne britannique sur le Brexit ou des élections présidentielles américaines de 2016 par exemple, Facebook a été montré du doigt comme la cause principale de la production de « bulles de filtrage » en ligne. Quelques années auparavant, c’est Google qui avait été l’objet de vives critiques pour les mêmes raisons. Parce que leurs algorithmes de personnalisation s’inspirent de nos consultations passées pour nous proposer des informations correspondant à nos goûts et à nos orientations politiques, ils nous enfermeraient dans des sphères idéologiquement homogènes. Pour qu’une démocratie fonctionne correctement, il est pourtant nécessaire que les citoyens soient exposés à des arguments contradictoires. En nous évitant l’inconfort de cette confrontation, ces algorithmes nous conforteraient dans nos opinions et nous enserreraient dans nos certitudes. Le cloisonnement des espaces de débat en ligne n’est pourtant pas un phénomène nouveau et l’avènement d’un internet grand public dans les années 1990 avait déjà laissé planer la menace d’une « balkanisation » de l’espace public8. Ce qui se joue aujourd’hui est un enfermement idéologique à l’échelle des individus et non plus des groupes sociaux ou politiques. Cette personnalisation généralisée des informations produit une forme de propagande particulièrement insidieuse, qui constitue une nouvelle caractéristique du débat en ligne. Celle-ci a pour originalité de s’incarner dans les architectures qui font circuler les contenus et non dans les contenus eux-mêmes. Elle s’appuie sur nos propres biais cognitifs et produit ses effets par des mécanismes d’auto-conviction. Si internet permet aux individus d’exprimer leur rapport au monde dans leur diversité, faire société nécessite aussi de créer des ponts entre des systèmes de valeurs divergents afin de s’accorder sur des règles communes d’échange. La « propagande intérieure » couplée aux dynamiques de brutalisation, dont nous parlerons dans le deuxième chapitre, constituent aujourd’hui un obstacle majeur à la tenue de ce dialogue. La septième et dernière caractéristique du débat en ligne, mais non la moindre, est la place prise par les géants de la Silicon Valley dans la régulation de la liberté d’expression. Depuis le début des années 2000, le poids politique des États sur le web n’a cessé de diminuer. En Europe, qu’il s’agisse de censurer les propos racistes tenus sur les réseaux sociaux ou de bloquer la propagande djihadiste, les pouvoirs publics ne peuvent agir sans y associer les fournisseurs de services en ligne. Mais les grandes entreprises qui détiennent les clés technologiques pour intervenir directement sur les contenus ne relèvent pas du droit communautaire et refusent de se soumettre aux pressions juridiques des États membres. Jusqu’à récemment, ils ont toujours défendu une posture de « plombier », arguant qu’ils ne faisaient que gérer des « tuyaux » et qu’ils répugnaient à contrôler ce qui y circulait. La vague d’attentats islamistes qui a touché l’Europe et les États-Unis au milieu des années 2010 a changé la donne et les géants du web n’hésitent plus aujourd’hui à supprimer, filtrer et déclasser les informations qui posent problème, quel que soit ce problème. Une limite a été franchie dès l’instant où ces entreprises ont décidé d’intervenir de leur propre initiative sur les contenus, avec la bénédiction de la puissance publique. Ce à quoi nous avons assisté ces dernières années est une délégation volontaire des pouvoirs de censure des gouvernements vers le secteur privé. La bataille de l’internet, c’est donc à la fois la bataille qui se joue sur internet — celle du débat public en ligne où des camps s’affrontent au quotidien pour influencer l’opinion —, et la bataille pour internet — c’est-à-dire les combats des défenseurs des libertés pour reprendre possession d’un certain nombre de points de contrôle sur le réseau. Ces luttes seront l’objet du dernier chapitre