Body Hacking. Pirater son corps et redéfinir l’humain !

  Body Hacking. Ils piratent leur corps et redéfinissent l’humain !  de Cyril Fiévet Transformer le corps humain en faisant appel à la technologie, implanter dans le corps des composants artificiels, mixer le biologique et l’électronique, développer de nouveaux sens, augmenter les capacités humaines… telles sont quelques-unes des finalités du body hacking. Portée par la recherche scientifique qui, depuis plusieurs décennies, cherche à tirer parti du numérique, de l’électronique et de la robotique pour guérir ou améliorer le quotidien de patients souffrant de pathologies et handicaps sévères, la démarche a évolué récemment. Aujourd’hui, ce sont des individus eux-mêmes qui poussent la logique de liberté individuelle à son paroxysme, en entreprenant sur leur propre corps des modifications physiques parfois extrêmes. À la croisée du « hacking » et du transhumanisme, cette tendance s’inscrit dans la logique de modifications corporelles plus anciennes et bien établies, comme le tatouage et la chirurgie esthétique. Mais désormais, ces modifications ne sont plus à caractère esthétique : elles visent à enrichir les sens, doter le corps de fonctionnalités nouvelles – et améliorer l’humain en en dépassant les limites. Une démarche qui soulève des questions inédites, au plan scientifique, social ou moral – et nous force à repenser l’avenir et même, peut-être, la définition de l’humain. Qui sont ces « pirates de l’humain » qui utilisent la technologie pour transformer leur corps et en redéfinir les contours ou les fonctions ? Quels sont les dangers de cette démarche ? S’agit-il d’une tendance de fond ? Jusqu’où ira-t-on en matière d’amélioration de l’humain ? Ce livre, résolument ancré dans la réalité scientifique d’aujourd’hui, part à la rencontre d’individus plus audacieux ou plus fous que la moyenne, qui nous interpellent et nous forcent au questionnement, sur des sujets qui concernent chacun d’entre nous.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Collection Vertiges

Broché 160 pages

Prix 20 euros TTC

ISBN-13: 978-2916571713

      Transformer le corps humain en faisant appel à la technologie, implanter dans le corps des composants artificiels, mixer le biologique et l’électronique, développer de nouveaux sens, augmenter les capacités humaines… telles sont quelques-unes des finalités du body hacking. Portée par la recherche scientifique qui, depuis plusieurs décennies, cherche à tirer parti du numérique, de l’électronique et de la robotique pour guérir ou améliorer le quotidien de patients souffrant de pathologies et handicaps sévères, la démarche a évolué récemment. Aujourd’hui, ce sont des individus eux-mêmes qui poussent la logique de liberté individuelle à son paroxysme, en entreprenant sur leur propre corps des modifications physiques parfois extrêmes. À la croisée du « hacking » et du transhumanisme, cette tendance s’inscrit dans la logique de modifications corporelles plus anciennes et bien établies, comme le tatouage et la chirurgie esthétique. Mais désormais, ces modifications ne sont plus à caractère esthétique : elles visent à enrichir les sens, doter le corps de fonctionnalités nouvelles – et améliorer l’humain en en dépassant les limites. Une démarche qui soulève des questions inédites, au plan scientifique, social ou moral – et nous force à repenser l’avenir et même, peut-être, la définition de l’humain. Qui sont ces « pirates de l’humain » qui utilisent la technologie pour transformer leur corps et en redéfinir les contours ou les fonctions ? Quels sont les dangers de cette démarche ? S’agit-il d’une tendance de fond ? Jusqu’où ira-t-on en matière d’amélioration de l’humain ? Ce livre, résolument ancré dans la réalité scientifique d’aujourd’hui, part à la rencontre d’individus plus audacieux ou plus fous que la moyenne, qui nous interpellent et nous forcent au questionnement, sur des sujets qui concernent chacun d’entre nous.   Cyril Fiévet, ingénieur, journaliste et auteur, s’intéresse depuis une quinzaine d’années aux technologies, à l’innovation, aux tendances émergentes et à leur impact sur la société. Il a écrit plusieurs centaines d’articles sur la cyberculture, internet, les usages du numérique, les robots et l’avenir des technologies de pointe. Après qu’il a annoncé l’avènement d’internet en 1995, puis publié le « Que sais-je ? » sur les robots en 2002 et le tout premier livre en français expliquant le phénomène des blogs en 2004, Body Hacking est son sixième livre.

    Extrait :

Chapitre III

Demain l’homme augmenté (par l’homme)

« Le futur est déjà là. Simplement, il n’est pas réparti de manière uniforme. » William Gibson

Les témoignages et exemples qui précèdent semblent converger et montrer que la voie de l’augmentation humaine est engagée. Ils nous incitent aussi à nous interroger sur le sens de ces démarches et leur devenir, à court et moyen terme. De quelle manière notre monde évoluera-t-il si de plus en plus d’individus se réapproprient leur corps, via des technologies externes, au point d’en modifier les contours et les fonctions ? Et quelles implications cela entraîne-t-il au plan humain ou social ? Comment la société civile doit-elle réagir face à ces évolutions ? Et comment concilier le néces­saire respect des libertés individuelles avec les obligations morales ou éthiques qui définissent le genre humain ? 1. Tous cyborgs ? Le mot « cyborg » est apparu plusieurs fois tout au long de cet ouvrage. Comme nous l’avons vu, artistes, scientifiques ou hackers de tous bords n’hésitent pas à l’employer pour se décrire eux-mêmes, avec parfois une certaine fierté, semble-t-il. Pour d’autres personnes et, souvent, pour le commun des mortels, le terme est indissociable de la science-fiction. Dans l’imaginaire collectif, les cyborgs sont des créatures hybrides, parfois inquiétantes, souvent hautement improbables et tou­jours associées à l’idée d’un futur lointain, dans lequel l’homme aurait fusionné avec la machine, pour le meilleur ou pour le pire. À l’inverse, pour d’autres personnes, l’utilisation d’appa­reils externes ayant une influence sur les perceptions senso­rielles ou le comportement humain suffit à qualifier celles et ceux qui les portent de « cyborgs ». Certains vont jusqu’à dire que le simple fait de posséder un téléphone mobile dans sa poche – un appareil pouvant communiquer sans fil, iden­tifier sa position dans l’espace ou visionner des données mul­timédia – suffit à transformer chacun de nous en « créatures technoïdes ». Il est un fait que la logique qui nous pousse à faire reposer nos sens, nos modes de communication et notre interface avec le monde qui nous entoure sur des appareils externes participe bien d’une logique d’augmentation des capacités humaines. Pour autant, il me semble préférable de conserver au mot « cyborg » son sens premier, reflétant la mixité et l’étroite promiscuité entre humain et composants électroniques ou robotiques. Il me paraît néanmoins facile d’arguer que le mot « cyborg » est en fait très banal et ne fait que refléter une réa­lité d’aujourd’hui. Il n’est ni futuriste, ni enfantin, et encore moins péjoratif. Dans notre monde d’aujourd’hui, des cen­taines de milliers – peut-être même des millions – de per­sonnes peuvent aisément, et réellement, être qualifiées de « cyborgs », sans que cela ne soit ni choquant, ni spécialement romanesque. Avant d’aller plus loin, il n’est sans doute pas inutile de nous attarder sur la définition de ce terme si parti­culier, et, surtout, de nous interroger sur son sens réel.

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La définition admise pour ce terme inclut toujours une forme de fusion, plus ou moins étroite, entre l’humain et la machine. Les dictionnaires103 fournissent ainsi les définitions suivantes du mot « cyborg » : « Humain dont certaines fonctions physiologiques sont assistées ou contrôlées par des appareils mécaniques ou élec­troniques », The American Heritage Dictionary of the English Language ; « Être humain dont le corps a été remplacé entièrement ou partiellement par des appareillages électromécaniques », WordNet, Princeton University ;   -« Un homme bionique », Merriam-Webster’s Medical Dictionary. On le voit, les définitions s’inscrivent dans une gamme de sens pour le moins étendue. Au sens du premier dictionnaire, un paralytique se déplaçant dans une simple chaise roulante est un cyborg. La définition du deuxième dictionnaire, qui suppose le remplacement de certaines parties du corps par des machines, est sans doute plus proche du sens communé­ment admis, et confirme aussi qu’il existe bien, dès à pré­sent, de nombreux cyborgs dans le monde : les centaines de 103. Il faut noter que le terme ne figure pas dans beaucoup de dictionnaires français, notamment pas dans le Petit Larousse et le Robert. milliers de sourds ayant reçu un implant cochléaire, d’ampu­tés portant des prothèses de membres mécaniques et/ou élec­troniques, ou de patients dont le rythme cardiaque est régulé par un pacemaker, sont tous des cyborgs. Mais qu’en est-il d’un humain auquel on ajouterait des composants artificiels, ne remplaçant rien mais lui conférant au contraire des fonc­tionnalités nouvelles, voire inédites ? Quoi qu’il en soit, le terme n’est pas aussi fantasmagorique qu’on pourrait le croire. Et il faut d’ailleurs rappeler que, au plan étymologique (et contrairement à une idée reçue), le mot est d’origine purement scientifique. Le terme « cyborg », formé de la contraction de « cybernétique » (discipline rela­tive à l’étude des processus de commande et de communica­tion) et d’« organisme » (se référant à des entités vivantes, au sens habituel du terme) a été inventé en 1960 par Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline, deux ingénieurs de la NASA. Chargés d’étudier des solutions alternatives pour les vols spatiaux, au début de la grande époque de la conquête spatiale, les deux scientifiques inventent le mot, qui apparaît pour la première fois dans un article scientifique intitulé « Les cyborgs et l’espace »104. Les auteurs y expliquent : « Nous proposons le terme “cyborg”. Le cyborg incorpore de façon délibérée des composants exogènes qui étendent les fonctions de contrôle auto-régulé de l’organisme pour qu’il puisse s’adapter à de nouveaux environnements. « Si l’homme dans l’espace, en plus de piloter son véhi­cule, doit continuellement vérifier et ajuster ses constantes vitales pour rester en vie, il devient un esclave de la machine. Le but du cyborg est de fournir un système dans lequel ces problèmes de type robotique sont pris en charge de façon 104. Cf. Manfred E. Clynes et Nathan S. Kline, « Cyborgs and Space », Astronautics, septembre 1960. automatique et inconsciemment, laissant l’homme libre d’ex­plorer, de créer, de penser et de ressentir. » Il n’est pas inintéressant de souligner que le mot s’inscrit donc clairement, dès l’origine, dans une logique d’améliora­tion de l’humain. Dans leur article, Clynes et Kline décrivent d’ailleurs, de façon très concrète, une pompe miniaturisée, implantable au sein d’un organisme vivant (déjà testée en laboratoire dans les années 1950, sur des lapins et des rats) et capable d’injecter directement des substances médicamen­teuses au sein d’organes précis. Les auteurs entrevoient par exemple la possibilité de coupler l’action de la pompe à des capteurs, mesurant le niveau de radiation auquel sont expo­sés les spationautes pour leur injecter, au besoin et de façon automatique, les médicaments nécessaires. De plus, ils esti­ment que la plupart des dysfonctionnements humains – troubles musculaires, cardio-vasculaires ou de la perception, aussi bien que psychoses – pourraient être réglés avec une technologie de type cyborg, corrigeant les anomalies détec­tées. Finalement, ils concluent que « le fait de résoudre beau­coup des problèmes technologiques des vols spatiaux habités en adaptant l’homme à son environnement, plutôt que le contraire, ne fera pas que marquer une étape majeure du pro­grès scientifique. Cela fournira également à l’esprit humain une dimension nouvelle et plus importante. » Les deux ingénieurs ont bien perçu l’enjeu de technolo­gies introduites dans le corps humain pour en augmenter les capacités, tant physiologiques que cérébrales. En outre, on peut relever que ce principe d’amélioration de l’humain se veut aussi libérateur. Le cyborg est bien entrevu comme une possible évolution de l’homme, devenu meilleur, mieux à même de s’adapter à des conditions extrêmes – et plus libre.

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La science-fiction s’est rapidement emparée du terme, contribuant à le banaliser, mais aussi à en faire évoluer le sens. « Steve Austin, astronaute. Un homme à peine vivant. Mes­sieurs, nous pouvons le reconstruire. Nous avons la technolo­gie. Nous sommes capables de fabriquer le premier homme bionique. Steve Austin sera cet homme. Il sera mieux qu’avant. Meilleur, plus fort, plus rapide. » C’est par ces mots que débute le générique de la série télé­visée L’homme qui valait trois milliards105. Diffusée à partir de 1973 aux États-Unis, la série connaîtra un succès consi­dérable, partout dans le monde. Au fil de plus d’une centaine d’épisodes, la série et son personnage principal, Steve Aus­tin, joué par Lee Majors, forgeront un mythe : celui de la fusion réussie entre l’homme et la machine, conduisant à une forme de perfection, voire d’invincibilité. Steve Austin est un cyborg : un homme victime d’un terrible accident et dont cer­taines parties du corps – l’un des bras et l’un des yeux, notam­ment – ont été remplacées par des composants électroniques et mécaniques. Cet « homme bionique », imaginé par Martin Caidin dans son roman Cyborg, est doté de pouvoirs surna­turels. Il peut courir à plus de 150 kilomètres par heure grâce à des jambes artificielles, entendre ou voir à des distances incroyables, et son bras possède la force d’un bulldozer. La série sera déclinée pour donner naissance à un person­nage féminin, The Bionic Woman, connu en France sous le nom de Super Jaimie. Jaimie, jouée par Lindsay Wagner, dis­pose des mêmes attributs bioniques que Steve Austin et se voit comme lui, au fil d’une cinquantaine d’épisodes, confier des missions tirant parti de ses pouvoirs extraordinaires. 105. Le titre originel de la série américaine était The Six million dollar man (littéralement, L’homme qui valait six millions de dollars). La version française aurait donc dû s’intituler L’homme qui valait soixante millions. Il est amusant de constater que les producteurs français ont choisi une somme bien plus impressionnante (trois milliards), cinquante fois supérieure… Les deux agents secrets ont donné naissance à un véri­table engouement, dans de nombreux pays : figurines, adap­tation en bandes dessinées, romans… Dans les années 1980-1990, plusieurs téléfilms feront revivre les person­nages, et donneront naissance à d’autres individus bioniques (notamment des enfants). Près de quarante ans après les pre­mières diffusions des séries, on trouve encore sur internet des sites web de fans, qui continuent à guetter les apparitions des stars de l’époque ou à conjecturer sur la possible adap­tation des séries au cinéma. Il est indéniable que ces séries télévisées ont contribué à renforcer l’idée du cyborg comme synonyme de futur, de puissance et d’homme « amélioré ». Mais ces deux héros mythiques que sont devenus Steve Austin et Jaimie ne sont pas les seuls à avoir marqué l’imaginaire et, depuis une bonne quinzaine d’années, le thème du cyborg est régulièrement exploré par Hollywood. C’est notamment le cas de RoboCop106, un film dont le personnage central est un policier humain qui, après avoir succombé à ses blessures, est ressuscité sous la forme d’une créature mi-homme mi-robot. Là aussi, le cyborg est doté de capacités hors normes, atteignant une forme de perfection née de l’alliance réussie entre le meilleur de la technologie et l’esprit humain. On peut d’ailleurs noter que dans les deux cas, L’homme qui valait trois milliards et RoboCop, la tech­nologie est « salvatrice » : elle permet aux héros, après avoir frôlé la mort, de « renaître » sous une forme « amplifiée ». Le cyborg constituerait ainsi une seconde étape de la vie, au cours de laquelle un humain peut enfin s’affranchir des limites inhé­rentes à sa vie antérieure, et se distinguer de ses semblables. 106. RoboCop, de Paul Verhoeven, sorti en 1987. Il sera suivi dans les années 1990 de deux autres films de cinéma, RoboCop 2 et RoboCop 3, d’une série télévisée et de films d’animation. Si le cyborg est souvent un « surhomme », il n’est pas tou­jours un personnage positif. Dans la série Star Trek, les « Borgs » sont les représentants d’une race extraterrestre qui disposent d’implants mécaniques leur conférant des capaci­tés mentales et physiques hors du commun. Tous les Borgs sont reliés entre eux, et à leur reine, formant une sorte d’es­prit collectif. Se jugeant supérieurs, ils parcourent l’univers pour capturer des individus et les forcer à devenir eux-mêmes des Borgs, en les « assimilant »107. On peut également être un cyborg malgré soi. Dans le film Un crime dans la tête108, on voit d’anciens soldats américains être dramatiquement manipulés, avec la complicité des plus hautes sphères de l’administration d’État, et pour le compte d’une grande entreprise qui maîtrise parfaitement les tech­nologies d’implants électroniques. Des puces implantées à leur insu dans le cerveau des protagonistes permettent aux conspirateurs d’altérer leur mémoire, d’affecter leur juge­ment, et même de contrôler leurs gestes à volonté. D’autres puces, placées sous la peau, servent à surveiller les person­nages en traçant leurs mouvements. Dans l’imaginaire collectif, le terme « cyborg » n’est donc pas forcément positif et conserve souvent un caractère effrayant. Du reste, au fil des romans, séries et films, il s’est banalisé et a même perdu une bonne part de sa signification, car il a été utilisé dans un sens différent de son acception réelle. Il est par exemple fréquent de lire que les films de la saga Terminator ont pour héros un cyborg joué par Arnold Schwarzenegger. Il n’en est rien, car le Terminator est sim­plement un robot d’apparence humaine (malgré sa peau, dont

  1.  Selon la formule consacrée, « toute résistance est futile »…
  2. Un crime dans la tête (The Manchurian candidate), de Jonathan Demme, avec Meryl Streep et Denzel Washington, sorti en France en novembre 2004 ; adapté du roman éponyme de Richard Condon, il avait déjà donné lieu à un premier film, en 1962, réalisé par John Frankenheimer.

on peut supposer qu’elle est aussi d’origine artificielle, il s’agit d’une machine). De même, on constate de plus en plus fréquemment l’usage du mot cyborg pour désigner des êtres humains hypothétiques qui auraient été modifiés génétique­ment, voire clonés, susceptibles de constituer une nouvelle espèce.

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Un décalage apparaît donc, entre l’acception première du terme, inventé par des scientifiques visionnaires, sa décli­naison dans de multiples œuvres de fiction, et la réalité d’au­jourd’hui. Comme nous l’avons déjà dit, il existe de très nombreux cyborgs aujourd’hui dans le monde : des hommes et des femmes comme les autres, ne disposant pas de pou­voirs surnaturels et spectaculaires, mais auxquels des tech­nologies utilisées en connexion étroite avec leur corps permet juste de vivre mieux. Si l’on peut aujourd’hui parler de l’exis­tence de cyborgs, c’est principalement du fait de la recherche médicale, qui a conduit à explorer des voies nouvelles et pro­metteuses pour résoudre de graves troubles fonctionnels, atté­nuer une douleur, corriger un handicap ou, plus généralement, améliorer la vie quotidienne de personnes gravement atteintes dans leur intégrité physique. Ce n’est donc pas une réalité joyeuse, car les cyborgs d’au­jourd’hui ne le sont que par nécessité. Chacun d’entre nous pourrait d’ailleurs un jour le devenir, sans l’avoir souhaité ni avoir d’autre alternative. Mais ce qui est plus nouveau est que des individus bien portants veulent désormais devenir des cyborgs. Kevin War­wick, Steve Mann, Tanya Marie Vlach et beaucoup d’autres, qui s’implantent avec des puces électroniques sous la peau, des composants magnétiques ou d’autres appareils de leur invention, souhaitent dépasser leur simple condition humaine pour devenir eux-mêmes les créatures hybrides décrites par la science-fiction. La plupart revendique volontiers l’appella­tion de cyborgs, et s’en réjouit. En écoutant les body hackers d’aujourd’hui, on ressent fortement cette attirance pour le cyborg, qui paraît n’être, pour beaucoup, que la continuité logique du développement humain et de sa maîtrise du pro­grès technologique. Le cyborg serait ainsi une évolution « naturelle » de l’humain, perçue de façon aussi inéluctable que souhaitable. La science semble d’ailleurs valider ce principe. Une étude peu commune menée par le laboratoire de recherche Auto­desk, dont les résultats ont été publiés en mai 2012, entrevoit un futur dans lequel les « interfaces utilisateurs », au sens informatique du terme, sont « implantées sous la peau »109. Ces travaux, menés par des universitaires canadiens et alle­mands, visaient à étudier l’implantation permanente d’appa­reillages électroniques destinés à communiquer avec l’extérieur. Plusieurs types de composants, habituellement utilisés par les interfaces traditionnelles, ont été étudiés : cap­teurs tactiles, capteurs de lumière, accéléromètres, diodes électroluminescentes, vibreurs, haut-parleurs, microphones, dispositifs de communication sans fil… L’expérimentation n’est pas allée jusqu’à véritablement introduire tous ces com­posants dans un corps humain, mais ils ont été intégrés et ins­tallés sur un avant-bras, et recouverts d’une peau artificielle reproduisant les caractéristiques de la peau humaine. L’utili­sateur pouvait donc piloter des appareils externes en tapotant sur son bras ou en effectuant des mouvements divers, et res­sentir en retour, sur sa peau, les effets de ses interactions. Les 109. Cf. Christian Holz, Tovi Grossman, George Fitzmaurice et Anne Agur, « Implanted User Interfaces », ACM CHI Conference on Human Factors in Computing Systems, mai 2012. différents appareils ont de plus été implantés, pour des tests complémentaires, sur le corps d’un cadavre humain. Un dis­positif destiné à recharger les appareils implantés, via induc­tion, par simple contact sur la peau, a également été testé. Et les résultats sont concluants : « Tous les composants des inter­faces utilisateurs traditionnelles fonctionnent lorsqu’ils sont implantés sous la peau, tant pour les données en entrée qu’en sortie, et l’ensemble peut être alimenté et communiquer sans fil. » L’étude est allée jusqu’à équiper quatre volontaires de ces appareillages, introduits sous une couche de peau artifi­cielle, et à recueillir leurs impressions après qu’ils les ont uti­lisés dans le cadre de situations urbaines normales. Les cobayes, qui mentionnent « avoir noté des regards curieux de la part des gens les voyant interagir avec leur bras », ont en général trouvé cette interface « facile à utiliser », les boutons étant « faciles à localiser » et les effets du vibreur « très faciles à percevoir ». Finalement, les chercheurs, soulignant que des études complémentaires doivent être menées, notamment au plan médical, concluent : « La transition technologique qu’a connue notre société au cours des trente dernières années est stupéfiante. La technologie, et notre façon de l’utiliser, conti­nuent à évoluer et personne ne peut prédire le futur. Plusieurs experts ont annoncé l’arrivée des cyborgs et l’apparition d’ap­pareils impossibles à distinguer des bases qui composent l’hu­main. Si nous considérons combien les choses ont changé, il n’est pas difficile de croire que nous interagirons un jour avec des appareils électroniques devenus des composants perma­nents de notre corps. » Serons-nous un jour équipés de téléphones mobiles que nous ne porterions plus à la ceinture ou dans nos poches, mais à l’intérieur de notre corps ? Et si l’on ajoute à l’humain des composants artificiels, seront-ils purement internes ou viendront-ils se greffer, de façon visible, à nos corps et à nos membres ? Certains évoquent déjà une « esthétique cyborg », selon laquelle l’apparition d’éléments externes à l’humain mais qui lui sont indissociables deviendrait naturelle – et même plaisante. Hugh Herr, le scientifique amputé des deux jambes, lui-même créateur de prothèses bioniques, que l’on voit poser sur de nombreuses photos avec ses différents jeux de prothèses électromécaniques, n’hésite ainsi pas à dire : « Nous autres humains croyons parfois que la forme humaine est la plus belle. Mais il y a clairement des formes et struc­tures qui sont belles et non-humaines. On attache des machines au corps et il y a cette obsession de les faire res­sembler à l’humain. C’est le fait de gens qui se sentent hon­teux d’avoir une machine accrochée à leur corps. Moi, je veux qu’un look robotique soit absolument superbe. »110 Expliquant qu’il aimerait que des amputés puissent « aller à une soirée branchée sans hésiter à montrer qu’une partie de leur corps est bionique », il résume : « Nous voulons que les membres bioniques aient une forme humaine, mais pas qu’ils ressemblent à des membres humains. Nous voulons qu’un membre bionique soit une belle machine, exprimant la beauté mécanique, par opposition à la beauté humaine. »111 Le changement de regard que nous avons évoqué sur le sujet des prothèses de membres n’est pourtant que l’un des aspects de cette attirance nouvelle pour le cyborg. Les cyborgs sont déjà parmi nous, et leur nombre ne fera que croître, au fil de l’évolution des technologies et des expérimentations visant à dépasser les limites humaines.

  1. Article de Eric Adelson, « Best Foot Forward », Boston magazine, mars 2009.
  2.  Interview sur NPR.org, déjà citée, « The Double Amputee Who Designs Better Limbs », août 2011.